Livres blancs ou livres noirs,
faut-il brûler les livres électroniques ?

Nous avons, tout au long de ce rapport, essayé de dégager les perspectives ouvertes par l'apparition des livres électroniques. Cependant, en dépit des multiples potentialités qui semblent engager sous nos yeux un avenir riche de promesses, on ne peut s'empêcher de nourrir certaines craintes.

En tout premier lieu, les réalisations présentes sont souvent, il faut bien en convenir, très décevantes. Parmi le grand nombre de produits qui circulent actuellement sur CD-Rom, la plupart s'avèrent soit simplistes, soit peu probants. Dans le premier cas, ils n'offrent pas vraiment matière à développement conceptuel, quand bien même ils auraient une très grande valeur d'usage ; c'est le cas, par exemple, pour les livres numérisés à destination des latinistes et des hellénistes. Dans le second, on aimerait être convaincus par des réalisations ou par des expérimentations ; à titre d'illustration, le CD-Rom sur le Musée du Louvre n'offre pas grand chose de plus qu'un livre papier.

L'une des tâches qui nous incombe serait donc de réfléchir à des domaines d'applications et à des activités qui bénéficieraient vraiment de l'apport du livre électronique au point d'en être complètement transformées : disposer de tous les textes latins ou grecs pour un latiniste ou un helléniste, éditer un texte avec ses différentes variantes ou ses différentes versions pour un philologue, enseigner l'orthographe à l'aide d'un hypertexte qui dicterait à l'élève, puis corrigerait ses fautes... Les activités susceptibles de bénéficier de tels apports ne seraient peut-être pas aussi nombreuses que l'on a bien voulu le croire.

En deuxième lieu, il se pourrait qu'une modification des procédures d'accès aux connaissances ait, outre une incidence sur l'organisation mentale, une incidence sur la gestion des conflits intellectuels et juridique. Tant que le texte était linéaire, sa littéralité pouvait se laisser saisir d'un trait et, quand bien même tout texte prêtait à des interprétations multiples et divergentes, il était toujours possible de confronter ces différentes interprétations entre elles pour progresser dans la résolution des conflits ; l'herméneutique était sinon une science, tout au moins un art et une discipline d'esprit... Avec l'hypertexte, qu'en sera-t-il ? On apprenait, dans le passé, à expliquer un texte pour en dégager le ou les sens, et pour mettre ce ou ces sens en regard du texte lui-même ; mais dès lors que nombre de parcours échappent à l'auteur lui-même, parler de sens a-t-il un sens ?

L'explication de l'hypertexte qui confronte les interprétations divergentes au donné apparaît comme un exercice périlleux auquel il faudrait pourtant former les esprits si l'on veut qu'ils demeurent critiques ; à défaut, les hommes réduits aux seules activités ludiques ne sauraient plus répondre qu'avec une sensibilité immédiate au flux continu des images instantanées.

Toujours dans le même ordre d'idées, celui de la formation de l'esprit, il y aurait fort à craindre d'un renoncement à l'effort et d'une paresse intellectuelle qui, profitant de la profusion des mémoires externes, abandonnerait tout exercice de la mémoire interne... Aux siècles des têtes trop pleines de la scolastique médiévale, qui avaient été dénoncées un peu inconsidérément par des humanistes de la renaissance comme Descartes et Rabelais, succéderait l'époque des têtes vides, incapables de penser rigoureusement et d'imaginer quoique ce soit de nouveau, si tant est que l'imagination procède d'une recombinaison d'éléments conservés en mémoire. Des hypothèses si sombres sont certainement fausses, mais il convient tout de même de les évoquer afin de mettre tout en oeuvre pour éviter de telles extrémités. Les sciences cognitives devraient jouer un rôle actif pour mesurer précisément le degré de vraisemblance de ces hypothèses et nous permettre d'en tirer les conséquences qui s'imposent.

En troisième lieu, il apparaît évident que les transformations du livre en livre électronique porteront aussi sur les modes d'écriture. Rien n'exclut une éventuelle paralysie de la création littéraire, encore qu'en cette matière, il n'y ait aucune certitude qui prévale. À titre conjectural, notons que l'apparition de la photographie n'a pas sonné le glas de la peinture, bien au contraire, elle l'a dégagée des contraintes de représentation qui la muselait et lui a donné un essor considérable... Certains pensent même que l'ordinateur offre dès aujourd'hui, aux États-Unis, de nouveaux outils qui font émerger de nouvelles formes littéraires, un nouvel imaginaire et de nouvelles façons d'écrire sur de nouveaux médias...

En dernier lieu, notons que le statut d'auteur, ainsi que la structure sociale de production et de diffusion des livres sont en passe d'être bouleversés, ce qui va conduire à une refonte des principes juridiques sur lesquels reposent les droits d'auteur et la notion de propriété intellectuelle. Nous renvoyons sur cette question au rapport rédigé à la demande du ministère de la culture par M. Sirinelli .

En guise de conclusion, osons une question provocante : la bibliothèque est-elle en feu lorsqu'elle est réduite à l'état d'hypertexte ? Avant de brûler le livre électronique, assurons nous que le livre de papier n'est pas en train de brûler... Cité en exergue, Victor Hugo nous laisse un songe énigmatique et amer en tête ; exorcisons-le pour regarder à nouveau l'avenir en face et lui porter nos yeux et nos mains. "Ceci tuera cela. Le livre tuera l'édifice". On ne peut se soustraire à l'envie de prolonger la citation et de demander : "Ceci tuera-t-il cela ? L'électron tuera-t-il le livre ? ", surtout après la lecture de la suite du texte de Victor Hugo : "[...] Quelle pouvait être la pensée qui se dérobait sous ces paroles énigmatiques de l'archidiacre : Ceci tuera cela. Le livre tuera l'édifice ?"

À notre sens, cette pensée avait deux faces. C'était d'abord une pensée de prêtre. C'était l'effroi du sacerdoce devant un agent nouveau, l'imprimerie. C'était l'épouvante et l'éblouissement de l'homme du sanctuaire devant la presse lumineuse de Gutemberg. C'était la chaire et le manuscrit, la parole parlée et la parole écrite, s'alarmant de la parole imprimée ; quelque chose de pareil à la stupeur d'un passereau qui verrait l'ange Légion ouvrir ses six millions d'ailes. C'était le cri du prophète qui entend déjà bruire et fourmiller l'humanité émancipée, qui voit dans l'avenir l'intelligence saper la foi, l'opinion détrôner la croyance, le monde secouer Rome. Pronostic du philosophe qui voit la pensée humaine, volatilisée par la presse, s'évaporer du récipient théocratique. Terreur du soldat qui examine le bélier d'airain et qui dit : "La tour croulera". Cela signifiait qu'une puissance allait succéder à une autre puissance. Cela voulait dire : La presse tuera l'église.

Mais sous cette pensée, la première et la plus simple sans doute, il y en avait à notre avis une autre, plus neuve, un corollaire de la première moins facile à apercevoir et plus facile à contester, une vue, tout aussi philosophique, non plus du prêtre seulement, mais du savant et de l'artiste. C'était pressentiment que la pensée humaine en changeant de forme allait changer de mode d'expression, que l'idée capitale de chaque génération ne s'écrirait plus avec la même matière et de la même façon, que le livre de pierre, si solide et si durable, allait faire place au livre de papier, plus solide et plus durable encore.


Sous ce rapport, la vague formule de l'archidiacre avait un second sens ; elle signifiait qu'un art allait détrôner un autre art. Elle voulait dire : "L'imprimerie tuera l'architecture". Victor Hugo (Notre-Dame de Paris, Livre V, Chapitre II).
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