GIS Sciences de la Cognition

Réflexion de prospective

Cognition et communication


Rapport préliminaire

Textes réunis par Jean-Gabriel Ganascia


1. Synthèse brève

1.1. Préliminaires
1.2. Ebauche de plan
1.3. Synoptiques :
- Portée immédiate pour la technologie
- Questions théoriques générales

2. Textes

2.1. Portée immédiate pour la technologie
2.1.1. Conception du dialogue homme-machine
à partir de considérations cognitives (J.-M. Pierrel)

2.1.2. Modifications des comportements cognitifs
dues aux interactions homme-machine (V. Prince)

2.1.3. Incidence des artefacts sur la cognition, tant des agents
cognitifs que des simples véhicules d'information (J. Caelen)

2.1.4. Prise en compte des usages et de la dimension sociale
dans la conception d'artefacts (C. Henry)

2.1.5. Impact social des artefacts : technologie informationnelle
et analyse de la cognition en contexte (B. Conein)

2.1.6. Impact social des artefacts sur la sécurité (L. Cabirol)

2.2. Questions théoriques générales
2.2.1. Théories de la communication
exprimées en termes cognitifs (F. Recanati)

2.2.2. Aspects cognitifs de la communication
et de l'argumentation (G. Vignaux)

2.2.3. Incidence de la situation de communication
sur la cognition (A. Trognon)

2.2.4. Incidence du social et des représentations partagées
sur le cognitif (B. Conein, A. Bouvier)

2.2.5. Compréhension de phénomènes sociaux
en termes cognitifs (A. Bouvier)

2.2.6. Compréhension des phénomènes sociaux
en termes cognitifs (B. Conein)


1. Synthèse brève

1.1. Préliminaires

À l'issue des deux premières réunions du groupe de réflexion prospective "Cognition et Communication" initiées par le Groupement d'Intérêt Scientifique "Sciences de la Cognition", il avait été décidé de rassembler des contributions brèves des différents membres du groupe sur quelques-unes des thématiques clefs qui avaient été dégagées. Les contributions demandées nous sont toutes parvenues, et je les ai réunies ici pour vous permettre d'y réfléchir avant la prochaine réunion qui doit avoir lieu ce lundi 15 Avril de 9h30 à 12h30 dans les locaux du Groupement d'Intérêt Scientifique à Meudon.

Pour ma part, je tenterai d'ici lundi, de rédiger, à la lumière de toutes les informations contenues dans vos contributions, une brève synthèse de deux pages qui devrait servir de précurseur à l'appel d'offre.

1.2. Ebauche de plan

Pour vous permettre de vous repérer facilement dans les différents textes rassemblés ci-après, je résume la première ébauche de plan que nous nous étions proposés d'adopter, pour rendre compte de la diversité des questions abordées au cours de nos discussions. Je vous rappelle que ce plan devrait servir de canevas, lors de la prochaine réunion pour la rédaction d'un appel d'offre.

Comme nous l'avons dit au cours de la dernière réunion, trois sphères doivent être distinguées, celle de la cognition, celle de la communication et celle du social.

Quand bien même cela ne recouvrirait pas l'ensemble du champ de la cognition à proprement parler, la sphère de la cognition est rapportée à l'individu pensant et agissant, c'est-à-dire au sujet rationnel doué de capacités mentales.

La sphère de la communication est relative aux groupes d'individus qui échangent des informations et, par là, communiquent. Cela suppose qu'il y ait au moins deux agents qui possèdent des représentations et des intentions. Eventuellement, un ou plusieurs de ces agents peuvent être des agents rationnels artificiels, ce qui ouvre sur toutes les questions de coopération et d'interaction homme-machine.

Enfin, la troisième sphère correspond au social, à savoir aux structures symboliques, aux langages et aux savoirs partagés par des populations entières.

À partir de ces trois pôles, les différents axes dégagés se résument sur le schéma présenté ci-après :


En effet, la cognition peut être mise en relation, soit avec la sphère de la communication, auquel cas ce sont les conditions sous lesquelles l'échange se déroule qui sont au centre, soit avec la sphère du social, mais là, ce sont les systèmes de valeurs partagés et cristallisés dans une population tout entière qui importent.

À ce titre, certains ont proposé, sans que tous tombent d'accord, de ramener la distinction entre la sphère de la communication et celle du social à la différence entre des échanges dans des groupes restreints comportant un nombre faible d'individus - moins de 15 personnes - et des groupes étendus, comprenant de nombreuses personnes. Nous ne nous prononcerons pas encore sur cette hypothèse, mais nous la notons comme étant éventuellement problématique.

Dans un tout autre registre, remarquons que, selon que des artefacts sont ou non présents, les questions se posent différemment. Dans un cas, les résultats devraient avoir une portée pratique immédiate pour la technologie, quand bien même ils demanderaient que soient élucidées des questions théoriques fondamentales pour être abordées, dans l'autre, leur portée serait plus générale. Pour distinguer ces deux plans qui nous semblent séparés, nous avons fait deux schémas où apparaissent les différents thèmes évoqués ainsi que les noms de ceux qui ont apporté une contribution.

Ces contributions nous ont toutes été envoyées dans les délais requis, j'en remercie tous leurs auteurs. Certes, elles sont inhomogènes, mais peu importe puisque, comme je l'avais précisé, nous voulions surtout repérer les termes dans lesquels les différentes communautés scientifiques sensibles aux questions de cognition et de communication étaient susceptibles de se reconnaître. Il nous appartiendra, à l'issue de la prochaine réunion, de dégager des axes prioritaires et de rédiger un appel d'offre susceptible de motiver des collaborations interdisciplinaires sur ces axes.

Par ailleurs, j'aimerais que vous vous prononciez sur l'éventuelle opportunité de rendre public, ou même éventuellement de publier ce rapport après qu'il aura été modifié, enrichi et approuvé par vous-mêmes.

 

1.3. Synoptiques




2.1. Portée immédiate pour la technologie

2.1.1. Conception du dialogue homme-machine
à partir de considérations cognitives

(J.-M. Pierrel)

Dans le cadre de cet appel d'offre, il convient de réaliser une sorte de révolution culturelle, et de passer d'une approche "technocentrée" à une approche "ethnocentrée". Sous le terme "technocentré", on peut regrouper l'ensemble des efforts menés depuis plusieurs années pour offrir aux utilisateurs qui dialoguent avec une machine des modes de communication de plus en plus diversifiés (parole, graphisme, image, geste, langue, actionneurs divers) dans le but premier de proposer, voire de mettre en valeur, les avancées récentes de la science ou de la technologie en laissant à l'utilisateur toutes libertés de définir ses usages, voire de n'en définir aucun. Sous le terme "ethnocentré", il convient de définir une démarche dans la conception de dialogue homme-machine qui se pose en premier la question de savoir de quoi l'homme a-t-il besoin pour progresser vers un dialogue homme-machine plus efficace, puis dans un second temps seulement, propose à l'homme les outils ou techniques qui répondent à ses besoins ou souhaits. Il faut donc se poser des questions sur l'usage et l'acceptabilité de nouvelles technologies par l'homme en situation de communication homme-machine avant même de les lui proposer. Cela peut conduire à la mise en place d'expérimentations, qui peuvent être lourdes, pour déterminer les usages possibles, leurs modifications et leur acceptabilité avant toute généralisation et mise à disposition du public de ces nouvelles technologies. Du point de vue des sciences cognitives, deux critères deviennent alors prépondérants : telle technologie ou telle combinaison de technologies est-elle compatible avec le fonctionnement cognitif de l'homme ? Et dans des situations finalisées, quel type de dialogue homme-machine proposer pour alléger la charge cognitive de l'interlocuteur humain ?



2.1.2. Modifications des comportements cognitifs
dues aux interactions homme-machine

(V. Prince)

Les points les plus saillants sont les suivants :

1. Dans le cadre d'une interaction évoluée (entre artefact et humain), que deviennent la perception de l'activité (de travail), son analyse et sa conduite par les individus en situation de travail, par les groupes devant réaliser une même tâche, etc. ? Y a-t-il une analyse plus systématique, plus conceptuelle de la tâche, plus épistémologique éventuellement, parce qu'elle a été médiatisée par un artefact dont le mode d'interaction se veut convivial ? Est-ce que la conduite de la tâche est modifiée du point de vue des raisonnements, des pratiques individuelles et collectives du fait de la présence de l'artefact comme coacteur dans l'activité ?

2. Est-ce que l'évolution des normes d'interaction entre ordinateurs et humains en situation d'activité modifient cette dernière du point de vue de la charge cognitive, de l'acceptation de la ressource informatique dans le milieu du travail ? Est-ce que, par exemple, les écrans surchargés, les CD-Rom, les gadgets d'environnement bureautique possèdent un impact sur une meilleure réalisation, présentation, de l'activité ? Est-ce que ces objets sont de simples gadgets, avec une course en avant vers des ressources de plus en plus élaborées, ou ont-ils une réelle incidence cognitive ?

3. Y a-t-il une relation entre des attitudes cognitives relativement strictes, peu ouvertes, procédurales, fixes, et la pratique d'une interaction homme-machine extrêmement contraignante ? En d'autres termes, une pratique intensive de l'interaction homme-machine, dans laquelle la machine joue le rôle de producteur de données et de calculateur, modifie-t-elle les comportements cognitifs des individus qu'elle est censée assister dans leur tâche, de telle façon qu'ils "calquent" leurs propres mécanismes cognitifs sur les processus informatiques procéduraux ? Y a-t-il des appauvrissements, voire des dysfonctionnements cognitifs chez des individus ou des groupes qui seraient fortement corrélés avec une interaction intensive avec des artefacts, très ou trop contraints ?



2.1.3. Incidence des artefacts sur la cognition,
tant des agents cognitifs
que des simples véhicules d'information

(J. Caelen)

Les objets de la communication
Les objets de la communication sont des intermédiaires pour la cognition. Avec l'avènement de l'informatique, ces objets sont souvent artificiels ou virtuels, et interdisent toute saisie sensorielle en dehors de la vision et parfois de l'audition. C'est pourquoi les concepteurs sont souvent amenés à réaliser des maquettes matérielles (réduites ou réelles) pour médiatiser leur perception. Le rôle joué par les objets dans la communication a été mal étudié, et ce point mérite des recherches. On sait l'attachement par exemple des contrôleurs aériens au "strip", bande de papier qui leur permet de se représenter la situation et de raisonner. Les architectes ne savent faire passer leur projet qu'avec des esquisses, des plans, etc. Point n'est besoin donc de se persuader que les objets jouent le rôle d'intermédiaires dans la communication et qu'ils doivent y être pris en compte.

Les supports de communication
Les supports de la communication, appelés parfois médias, influent sur la manière de présenter des informations. La parole, le graphique sont évidemment des formes complémentaires, mais de nature différente. Une attention particulière doit être attachée à ces formes, mais aussi à leurs interactions qui visent souvent à une meilleure efficacité et une plus grande pertinence. L'interaction multimodale prend ici sa source ; elle a été peu étudiée sur un plan cognitif. Qu'est ce qui motive l'interaction multimodale ?... la recherche d'une meilleure efficacité ?... la recherche d'une meilleure fiabilité ? Ces deux points de vue s'opposent puisque l'un conduit à réduire les coûts cognitifs, et l'autre à les augmenter en mettant à profit respectivement la complémentarité et la redondance. Les problèmes étudiés pourraient porter sur l'étude des effets de la multimodalité dans la cognition et la communication.



2.1.4. Prise en compte des usages et de la dimension
sociale dans la conception d'artefacts

(C. Henry)

L'histoire des techniques et des innovations nous apprend que c'est la conjonction de phénomènes n'ayant aucune commensurabilité, et situés souvent dans des domaines très différents qui produit un "alliage" débouchant sur une innovation. A titre d'exemple, pour que se soit produite la formidable percée de ce que l'on appelle le transistor (non pas le composant électronique, mais le petit boîtier radio portatif), il aura fallu la rencontre entre une volonté d'indépendance des adolescents par rapport à leurs parents vis-à-vis de ce qu'ils écoutent, un mouvement musical de grande ampleur, le rock, et la miniaturisation permise par le nouveau composant (cf. les travaux de Patrice Flichy, Laboratoire Prisme CNET/CNRS, "L'innovation technique", Editions La Découverte, 1995).

Les innovations ne décollent réellement, après une phase d'idéalisation, que lorsque quelques groupes d'innovateurs, souvent alternatifs, s'emparent de nouveautés techniques pour des usages non prévus par les promoteurs initiaux (Victor Scardigli, Laboratoire IRIS, Paris-Dauphine, "Le sens de la technique", PUF 1992).

La recherche en "Social shaping of technology" (un point récent en a été fait en 1994 au niveau européen) étudie les processus sociaux relatifs aux changements technologiques : négociations entre groupes et acteurs sociaux (interprétation flexible de la technologie, controverses technologiques) ; choix entre différentes options techniques potentiellement disponibles à chaque étape de la conception et de la mise en oeuvre de technologies nouvelles.

C'est dire que pour imaginer quelques éléments de dynamique, il ne suffit pas de se demander quels pourraient être les usages sociaux d'une nouvelle technique. Imaginer quelques alliages, sans avoir une vue trop simpliste des usages futurs est d'une tout autre difficulté. Cela demande de percevoir l'importance des coévolutions possibles (par exemple, pour qu'évolue la relation entre système éducatif et NTIC, il faut que bougent les professeurs, leurs formations, les programmes, les matériels, les principes pédagogiques...). Autrement dit, sont déterminants les jeux d'acteurs dans des réseaux technico-économiques, dans lesquels sont présents les laboratoires, les développeurs, les producteurs, les éditeurs de normes, parfois les futurs utilisateurs... (cf. les travaux du Centre de Sociologie de l'Innovation, CSI des Mines [Callon, Latour, Akrich]).

La communication et le cognitif sont totalement présents dans tous ces mécanismes !

Addendum, le 1 avril - Les recherches actuelles sur les nouvelles organisations productives font toutes état de la représentation partagée par une multiplicités d'acteurs, porteur chacun de leur vision contextuée et subjective. Ces acteurs tissent au quotidien une cohérence souvent éphémère, et reconstruisent sans cesse la pertinence de leur système d'action au regard des finalités poursuivies. Ceci est vrai aussi bien dans les organisations tayloriennes rénovées pour accueillir les demandes de produits, que dans les organisations dites horizontales recherchant systématiquement la qualité, que dans les organisations par projet. Comment traiter les problèmes de cognition collective et d'apprentissage que ceci suppose ? Il ne suffit pas assurément de parler d'ingénierie de la connaissance. Que suppose le développement conjoint d'autonomie cognitive et de coopération ? Comment les groupes humains produisent-ils et mémorisent-ils de la connaissance ? Comment gardent-ils trace des processus qu'ils ont mis en oeuvre pour résoudre des problèmes ?

Mais aussi quels sont les systèmes de relations qui favorisent ou freinent la production de savoirs pertinents ? Que produisent les antagonismes entre détenteurs de connaissances ? Une réelle gestion collective des connaissances ne demande-t-elle pas un regard entièrement rénové sur ce qu'est le travail et sa reconnaissance sociale ?

La transformations des organisations pose autrement que dans les modèles analytiques classiques la question de la conception de nouveaux artefacts cognitifs. A quelles conditions, et selon quels axes peuvent se poursuivent les développements actuels sur, par exemple, les nouvelles bases de données qui mixtent requêtes et navigation (travaux de Georges Gardarin , Laboratoire Prisme), les bases de données dynamiques, les "treillis de connaissances", etc. ?



2.1.5. Impact social des artefacts :
technologie informationnelle
et analyse de la cognition en contexte

(B. Conein)

Des recherches récentes sur l'activité en situation, à l'intersection de l'intelligence artificielle, de l'ergonomie, de la pragmatique et des sciences sociales ont présenté une analyse renouvelée du fonctionnement de la cognition humaine en mettant l'accent sur les deux points suivant :

- La cognition humaine recourt continûment à des processus de compréhension spontanée, nourris par des indices de contextualisation. Même, lorsque la cognition est engagée dans des tâches complexes qui s'appuient sur des représentations élaborées, elle utilise beaucoup moins de planification et de raisonnement qu'on ne l'a supposé dans les études en laboratoire et les simulations.

- Les artefacts et les technologies cognitives jouent alors un rôle essentiel dans la contextualisation de l'action, son efficacité et son adéquation dépendent de leur présence. Si la cognition est ancrée dans un environnement, et si elle utilise constamment cet environnement comme support, c'est parce que celui-ci est constamment modifié au moyen d'artefacts.

Ces deux points appellent une série de questions sur les relations entre cognition et contexte :

(i) Comment analyser les activités de modification de l'environnement qui se manifestent dans le déroulement d'une activité ? A quel niveau interviennent ces processus de stabilisation ?

(ii) Quel rôle jouent les artefacts dans la construction des indices de contextualisation ? Comment les processus de contextualisation se déroulent-ils dans un environnement technologique complexe ?

(iii) Quelles propriétés caractérisent les artefacts qui s'intègrent naturellement à l'environnement et ceux dont l'insertion dans l'environnement est problématique ?

(iv) Comment un artefact devient un support de coopération et de coordination de l'action ? Comment un artefact cognitif modifie l'activité, créant une répartition nouvelle des ressources entre le système cognitif humain et les traitements de l'information par les artefacts ?



2.1.6. Impact social des artefacts sur la sécurité

(L. Cabirol)

Notre société repose de plus en plus dans son fonctionnement sur la bonne marche de systèmes complexes. Ceux-ci se caractérisent entre autres par leurs dimensions, leurs interactions avec leurs environnements, et par les conséquences graves qu'entraînerait un défaut de fonctionnement. On peut citer à titre d'exemple, et sans prétendre à l'exhaustivité, les systèmes de contrôle de centrale nucléaire, de pilotage des avions, mais aussi dans le domaine financier les systèmes de cotation boursière. La complexité de ces systèmes intervient dès leur conception, pour leur réalisation, pour leur exploitation et souvent aussi pour leur arrêt.

Cela implique que leur complexité soit bien maîtrisée. Cette maîtrise est un enjeu considérable pour les prochaines années. Les prochaines générations de systèmes de contrôle, tant pour les transports que pour le nucléaire, ou même les télécommunications, devront gérer de plus en plus de fonctionnalités liées à la sécurité, en plus de leurs fonctions propres. Il est donc vital de fournir aux maîtres d'oeuvre de ces systèmes les concepts et les outils nécessaires à leur réalisation.

Les exploitants de ces systèmes doivent eux aussi avoir les moyens d'assurer leurs missions dans les meilleures conditions. Il est donc tout aussi vital de leur fournir les concepts et les outils nécessaires à leur conduite.

La compétition internationale est particulièrement vive (aéronautique). La sensibilité de l'opinion s'est grandement accrue (environnement). Une prise en compte insuffisante de la problématique liées à ce types de systèmes pourrait avoir des conséquences désastreuses.

Les technologies de base à développer sont nombreuses. On notera plus particulièrement les méthodes d'ingénierie du logiciel, le codesign matériel/logiciel, la généralisation des méthodes formelles, les logiciels distribués et temps réel, les techniques de simulation et la prise en compte des aspects "humains" dans l'ensemble des phases de vie d'un système complexe (conception, réalisation, conduite/exploitation, mise à l'arrêt).


2.2. Questions théoriques générales

2.2.1. Théories de la communication
exprimées en termes cognitifs

(F. Recanati)

Depuis un quart de siècle, les recherches sur la communication linguistique ont connu des développements importants en France et dans les pays francophones, en partie à cause du terrain favorable que représentait l'existence, dans ces pays, d'une tradition de recherche mettant l'accent sur le discours et l'énonciation (Bally, Benveniste, etc.). Les actes de langage, l'argumentation, l'implicite, les dimensions pragmatiques du sens et la structuration dynamique du discours ont ainsi été beaucoup étudiés. Dans les années quatre-vingt, ces recherches se sont renouvelées à l'occasion du "tournant cognitif". Le rôle des intentions, des croyances et des attentes des interlocuteurs dans la communication, la nécessité du savoir partagé et des méta-représentations, la dimension inférentielle et la "construction du sens" sont venus au premier plan. Sur la base de ces recherches, il est raisonnable d'espérer que l'on peut parvenir aujourd'hui à des modèles explicites - et empiriquement testables - des processus cognitifs en jeu dans la communication verbale et non verbale. Les disciplines concernées sont essentiellement (mais non exclusivement), la linguistique, la philosophie du langage, la psychologie cognitive et l'intelligence artificielle.

Les recherches sur la communication et la cognition ont un autre volet, complémentaire. En philosophie de l'esprit, le rejet de l'individualisme cognitif a conduit à la doctrine "externaliste", selon laquelle les contenus mentaux des individus sont tributaires (notamment) de l'environnement linguistique au sein duquel ils évoluent. Parallèlement, l'anthropologie cognitive se préoccupe des représentations culturelles et des contenus mentaux qui ont leur source dans la communication, plutôt que dans la perception. La psychologie du développement, enfin, s'interroge sur le rôle que joue l'acquisition des mots par l'enfant (avant toute "compréhension" véritable) dans l'acquisition des concepts associés aux mots. D'où un certain nombre de questions d'intérêt général : peut-on "croire" ce que l'on ne comprend pas, mais que l'on a entendu dire par une autorité ? Quels sont les mécanismes de la "déférence" sémantique ? Plus généralement, quel est l'impact de la communication sur la cognition ?



2.2.2. Aspects cognitifs de la communication
et de l'argumentation

(G. Vignaux)

Nombre des communications que nous recueillons, entendons ou lisons, peuvent être intuitivement qualifiées d'argumentations, et ce, d'autant plus facilement que nous les savons adressées à un auditoire en vue de "l'informer", de le convaincre. On assimile donc argumentation à discours, et l'on peut même aller jusqu'à dire que les situations de notre société font qu'il n'existe aucun discours qui ne soit argumentatif en regard d'un certain contexte. Ce qu'on entend par là, c'est que tout discours relèverait d'intentions persuasives traduisibles en modalités d'influence, en processus visant à la conviction. Une typologie de niveaux d'impact peut même s'envisager, qui s'accompagnera bien sûr d'une classification des auditoires selon leurs modes de composition sociologique et ce que cela permet du point de vue des croyances. On est ainsi souvent conduit à définir des, et non "une" théorie de l'argumentation, cette dernière n'étant plus alors perçue qu'en termes de mécanismes d'interaction sociale, à l'exclusion des phénomènes relevant de l'ordre du langage. Réduction qui pourrait suffire. Après tout, il suffirait de relier contenus argumentatifs, thèmes de discours et "effets" de ces contenus ou "modes d'adhésion" de chaque auditoire. Certains s'en contentent, vendeurs de stratégies socialement codifiées. Je ne crois pas que l'opinion commune en soit toujours dupe.

On sait bien tout d'abord qu'argumenter c'est parler, faire discours. Que convaincre, persuader, c'est agir, imposer, s'imposer. Que dire, c'est "avoir raison", c'est "faire raison". Que la raison, c'est "du logique", c'est "être logique". Que dès lors, si c'est logique, cela se comprendra. Que comprendre, c'est "voir", laisser voir, donner à voir, entrevoir. Qu'il y a sens alors : "cela fait sens", "ça a un sens". Que parler, discourir, argumenter, c'est en conséquence, surtout montrer, désigner des sens, faire exister une, des significations. Qu'il y a rapport évident, même si l'on ne sait comment, entre langage et être, entre langage et pensée, et donc cognition. Qu'argumenter, discourir, c'est donc identifier des choses, des êtres, des situations, des espaces et des temps. Que cela conduit à les juger, à proposer, à démontrer. Qu'à les exposer, c'est s'exposer. Que repérer revient à se repérer ; affirmer à s'affirmer. Qu'argumenter, cela se sent, s'écoute, se lit, se voit à l'occasion (1).

Schématisations, structurations, autrement dit : discours qui à chaque fois, mobilisent des passés du langage, convoquent des "micro-mondes" cognitifs, invoquent des pouvoirs locaux. Avec l'ambition de la généralité, du passage à l'universel, d'une "vérité". C'est vrai que l'opinion commune préfère la consistance, le stéréotype (2).

Schéma du discours effectivement arrêté chaque fois, à un moment de ses états et des états en conséquence du langage, des significations, des logiques, des passions. Et se donne comme arrêt nécessaire : mise en poste du discours, situation d'affût. Sur les significations, les choses, les sens du monde. Les représentations, les images donc, celles connues, celles "à son sens" innovées. Ces sens, ces représentations, les voici "naturellement" alors identifiées, déterminées, proposées et à l'occasion, reçues comme la représentation, le sens du monde, d'un monde. Dès lors, arguments et discours s'entendent pour revendiquer la logique au-delà des logiques. Mais il s'agit de ruser. Efficaces ou non, selon les cas. Tout dépend du "pouvoir des mots", choisis, hérités, imposés. Conduite du sens et des sens donc, qui signifie enfin acte notarié d'arrêt d'un discours sur des lectures, des situations, des êtres. Acte notarié fondamental de toute argumentation, qui ainsi établit son ordre, son plan, son parcours.

Il faut pour cela:
- des lois qui vont réguler ce qu'il faut comprendre et donc dire ;
- des opérations qui vont construire du langagier à partir du langage, marquant, exprimant les activités cognitives d'un sujet, puisqu'ayant bien pour objet, la constitution de son discours comme outil de connaissance pour soi, pour autrui ;
- des règles en conséquence, qui assureront la mise en discours et en "formes" de ces opérations langagières et de ces lois de pensée assurant d'univers socio-symboliques du dire et du représenter ;
- des repères de ce fait, qui permettront cognitivement à autrui de comprendre, d'adhérer ou non, d'accepter ainsi ou pas les frontières du sens définies par le discours, en termes justement de repérages appliqués aux "réalités" du monde.



2.2.3. Incidence de la situation de communication
sur la cognition

(A. Trognon)

Les incidences de la situation de communication sur la cognition peuvent être abordées sur deux plans au moins. Il s'agira tout d'abord, assez classiquement, de montrer en quoi les compétences et les performances cognitives varient en fonction des situations de communication. Les travaux consacrés par exemple à l'acquisition du langage par les malvoyants, ceux consacrés à l'acquisition des représentations conceptuelles dans diverses situations de communication (par exemple de conflits socio-cognitifs), ceux consacrés aux retombées cognitives de différentes pathologies psychiatriques (schizophrénie, autisme, traumatisme crânien, etc.) appartiennent à ce premier registre. Sur le second registre, il s'agit moins trivialement de montrer que les processus cognitifs eux-mêmes, en particulier les mécanismes d'inférence, sont gouvernés par des processus communicationnels. Les travaux sur la surdétermination communicationnelle de l'acquisition de la conservation, ceux consacrés aux "schémas pragmatiques de raisonnement", enfin ceux qui étudient l'intrication du conversationnel et du logique dans les raisonnements naturels notamment en situation de travail appartiennent à ce second plan. Ce dernier introduit en sciences cognitives un changement radical dans la mesure où le communicationnel n'y est plus pensé comme une variable déterminant en quelque sorte du dehors les phénomènes cognitifs, mais comme un composant même des phénomènes cognitifs, propre aux raisonnements naturels.







2.2.4. Incidence du social et des représentations
partagées sur le cognitif

(B. Conein, A. Bouvier)


2.2.5. Compréhension de phénomènes sociaux
en termes cognitifs

(A. Bouvier)

Un certain nombre de recherches en sciences sociales intègrent, d'une façon ou d'une autre, et dans des termes parfois très différents, des travaux effectués en sciences cognitives, notamment en psychologie cognitive. On peut le constater aussi bien en anthropologie qu'en sociologie ou en économie.

En anthropologie, on cherche à établir, par exemple, les "fondements cognitifs de l'histoire naturelle" (anthropologie des sciences [Scott Atran]), à constituer une "théorie cognitive de la religion" [Pascal Boyer] ou une "épidémiologie des représentations" (Théorie de la diffusion des mythes, contes, rumeurs, etc. [Dan Sperber]).

En sociologie, un certain nombre d'études reprennent tout particulièrement les analyses de Tversky et Kahnemann dans une perspective moins "naturaliste" que les recherches anthropologiques précédentes. Il s'agit soit de sociologie fondamentale, et les travaux les plus avancés concernent la sociologie morale, notamment les différentes conceptions de la justice (reprise des hypothèses philosophiques de J. Rawls par la psychologie expérimentale et la sociologie [Morton Deutsch, Bazerman, Frohlich et Oppenheimer... et, à leur suite, Raymond Boudon] ; soit de sociologie appliquée et un certain nombre de travaux existent d'ores et déjà sur "l'approche cognitive des mouvements sociaux" [R. Eyerman et A. Jamison, D. Snow, M. M. Ferree et Miller, etc.]

Enfin, en économie, Tversky et Kahneman ont repris eux-mêmes expérimentalement les analyses de M. Allais sur les paradoxes en théorie de la décision, inaugurant un champ de recherche entier à l'intérieur de la théorie du choix rationnel, ou, plus généralement, autour de la théorie de l'utilité espérée.



2.2.6. Compréhension des phénomènes sociaux
en termes cognitifs

(B. Conein)

Les recherches cognitives n'auront d'impact sur les sciences sociales qu'à partir du moment où elles apporteront une contribution effective à l'analyse des phénomènes sociaux. Inversement, certaines impasses actuelles des sciences sociales concernant l'analyse du travail, la théorie de la décision, de l'organisation, et de l'interaction ne seront surmontées que lorsque seront pris en compte certains travaux provenant de l'étude de la cognition.

On peut considérer, de ce point de vue, comme un apport non négligeable les études issues de l'éthologie cognitive (Cheney et Seyfart, Byrne et Whitten), de la théorie de l'évolution (Barkow, Cosmides et Tooby), de l'écologie du comportement (Maynard-Smith, Fooley) et de la psychologie du développement (Premack). On peut tirer de ces recherches les deux enseignements suivants :

(i) L'aspect social de la cognition ne se localise pas en caractérisant uniquement l'impact de facteurs externes sur les processus mentaux car il existe, parmi ceux-ci, des composants spécialisés portant sur l'information sociale.

(ii) Le noyau de la connaissance sociale n'est pas le produit de processus cognitifs de haut niveau, mais repose sur des savoirs simples où la perception joue un rôle non négligeable dans la détection de l'information sociale.

Plusieurs problèmes et thèmes émergent de ces travaux :

1. La représentation de l'information sociale :
- Quels sont les rôles réciproques de l'information perceptuelle, et de l'information conceptuelle dans le traitement de l'information sociale ?
- Quelle est la nature de la connaissance sociale ?
- Peut-on l'identifier à la compréhension commune des relations sociales (cf. Jackendoff) ?
- Quelle est la spécificité des mécanismes de catégorisation sociale par rapport aux mécanismes mis à jour par les psychologues et les anthropologues concernant la classification des espèces et des artefacts ?

2. Modélisation et formalisation des interactions sociales :
- Peut-on construire des modèles de l'interaction sociale qui prennent en compte la formation des groupes sociaux ?
- Comment spécifier le mode de coordination sociale qui permet cette émergence des collectifs à partir de l'interaction ?
- Quel rôle joue la théorie de l'esprit dans la coordination de l'action à plusieurs ?

3. Théorie de la décision, action collective et organisation sociales :
- Si la notion d'organisation, utilisée en sciences sociales, apparaît trop étroite, comment les sciences cognitives peuvent prendre en compte les organisations sociales complexes ?
- Lorsqu'il existe des possibilités d'acquérir de l'information et de modifier l'environnement, comment préserver les principes de rationalité dégagés par la théorie de la décision ?


Notes :
(1) "J'ai une maladie : je vois le langage. Ce que je devrais simplement écouter, une drôle de pulsion, perverse en ce que le désir s'y trompe d'objet, me le révèle comme une "vision", analogue (toutes proportions gardées !) à celle que Scipion eut en songe des sphères musicales du monde. A la scène primitive, où j'écoute sans voir, succède une scène perverse, où j'imagine voir ce que j'écoute. L'écoute dérive en scopie : du langage, je me sens visionnaire et voyeur"(Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 164).

(2) "La vérité est dans la consistance, dit Poe (Eurêka). Donc celui qui ne supporte pas la consistance se ferme à une éthique de la vérité ; il lâche le mot, la proposition, l'idée, dès qu'ils prennent et passent à l'état de solide, de stéréotype (stéréos veut dire solide)"(Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 164).

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